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Bidoche : l’industrie de la viande menace le monde

Emission du 10 octobre 2009

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Avec Fabrice Nicolino, journaliste, auteur de « Bidoche : l’industrie de la viande menace le monde »

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  • Fabrice Nicolino, journaliste, auteur de « Bidoche : l’industrie de la viande menace le monde »

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Ruth Stégassy Une fois n’est pas coutume, Fabrice Nicolino : nous allons commencer par l’avenir. Si on pense à l’avenir des animaux d’élevage, à l’avenir de la viande, ces animaux, cette viande, auxquels vous venez de consacrer un ouvrage, Bidoche (éditions LLL), qu’est-ce que sera l’avenir ?

Fabrice Nicolino Il sera ce qu’on en fera, certainement. Mais il y a de bonnes raisons d’être inquiet. Disons, si la tendance actuelle se poursuit – c’est-à-dire cette industrialisation à outrance de la viande, avec des recherches de plus en plus démentielles dans les laboratoires, tant privés que publics -, on aura droit très prochainement à de la viande clonée. Ce n’est pas charmant. Peut-être qu’on maintiendra des fermes patenking, comme il y avait des villages patenking. Donc des fermes où il y aura des fermières avec des tabliers, et des gentils fermiers, soignant leurs poules d’un côté, et de l’autre les clones des animaux, qui serviraient de viande de boucherie. C’est possible.

Ruth Stégassy Non seulement possible, mais déjà autorisé aux Etats Unis. Et estimé compatible, ou possible, en France.

Fabrice Nicolino Oui. On peut dire que ça pousse dans cette direction là. Pour moi, c’est incroyable. Mais oui, ça pousse dans cette direction. Et il semble bien que les autorités soit disant de "contrôle" à Bruxelles, soient en fait en train d’accepter ce qui se fait aux Etats Unis. Il y a un autre voie, à peine pensable, mais qui est pensée, et qui est celle de la viande sans animal. C’est-à-dire un sorte de production de cellules d’animal, qui feraient à l’arrivée soit disant de la viande. Et là évidemment, on serait arrivé au bout de la route, puisque l’animal aurait disparu, et qu’il ne resterait plus que la viande.

Ruth Stégassy Il serait une prolifération de cellules ?

Fabrice Nicolino Absolument. Un morceau de viande, qui serait une prolifération de cellules, élevé dans des laboratoires spéciaux. Vous allez dire qu’on en est loin ; et c’est vrai qu’on en est encore assez loin. Mais les recherches existent, et il y a des gens qui soutiennent ces initiatives. Y compris des associations de protection des animaux. Certains responsables de certaines associations de protection de la nature et des animaux se réjouissent de cette perspective, qui pour moi est vraiment l’horreur des horreurs.

Ruth Stégassy Et également, le groupe Nucleus, qui travaille à une sélection génétique, dans des laboratoires sur-pressurisés – une sorte d’ambiance de science-fiction -, qui se livre à des opérations qui font frémir.

Fabrice Nicolino C’est l’avenir aussi. C’est toujours le même avenir industriel, promis aux animaux et à l’élevage. Hé bien oui, il y a des groupes d’avant-garde, des groupes dits de recherche, des groupes commerciaux, aidés en plus par des services de l’Etat comme l’Inra (l’Institut National de la Recherche Agronomique). Oui, il y a des stations expérimentales, dans lesquelles on élève des animaux, qui sont censés être dépourvus de tout gène pathogène. Alors évidemment, ça implique des mesures de protection extraordinaires. Vous l’avez dit ; et ce sont des installations qui sont en surpression. Et donc, ça pose un certain nombre de problèmes, puisque ne serait ce que pour évacuer les "cadavres" des animaux qui meurent quand même, de temps en temps, dans ces installations, il y a des sas qui permettent en particulier, de virer – c’est le mot qui convient – en dehors des installations. Mais normalement, ces installations sont vierges de tout gène pathogène. Ca aussi c’est un avenir possible. Vous parliez de Nucléus. Il y a des recherches nombreuses et variées, en France, en Europe, aux Etats Unis bien sûr, mais également dans notre pays. Ai Brésil, en Chines, des recherches de pointe, comme on dit aujourd’hui.

Ruth Stégassy Voilà. La raison pour laquelle je voulais qu’on commence par là, Fabrice Nicolino, c’est qu’il me semble qu’on a peut-être encore trop souvent tendance à penser que le cauchemar, c’est l’avenir. Le cauchemar, c’est demain. On imagine assez volontiers un avenir terrifiant. Or, quand on lit Bidoche, on se dit que le cauchemar c’est aujourd’hui, et ça dure déjà depuis un moment. Vous vous êtes livré à une enquête extrêmement longue, minutieuse, foisonnante. On s’y perd u peu parfois ; c’est un dédale d’informations. Donc peut-être que vous pourriez commencer par nous raconter comment vous vous êtes lancé dans cette enquête. Qu’est-ce qui vous a poussé à vouloir vous pencher sur cette viande, qu’on connaît dans les étals de boucher, dans nos assiettes, et dont on imagine mal qu’elle puisse avoir un lien avec les charmants animaux qui gambadent sur nos publicités ?

Fabrice Nicolino C’est quelque chose qui était en moi depuis des années. Je crois que le déclencheur, c’est le sort qu’on fait aux animaux domestiques, qui est un sort effroyable. Il faut peut-être revenir ; on parlait de l’avenir, je crois qu’il faut se tourner vers le passé également. Dans l’histoire, c’est assez extraordinaire que pendant des milliers d’années finalement, l’espèce humaine a partagé de très près la vie, et les conditions de vie, du cheptel des animaux domestiques. Pendant des milliers d’années, aussi, certains animaux domestiques ont été divinisés, vénérés, ont fait partie des panthéons humains. Et il faut oser s’en souvenir. Le taureau Hap par exemple, celui qui a été appelé ensuite happis par les Grecs, a été l’objet de culte pendant des milliers d’années. Et c’est vrai pour d’autres animaux domestiques. Ce que je dis là ne veut évidemment pas dire que les relations entre les hommes et les animaux étaient exemptes de violence, de cruauté, d’actes de barbarie parfois. Evidemment, non. L’homme est l’homme. Mais en tous cas, il s’agissait de relations entre des êtres vivants, de part et d’autres. Il y avait des êtres vivants et sensibles : des animaux, des hommes. Certains exerçaient leur puissance sur les autres. Mais en tout cas, dans le cadre de cette relation il y avait de la vie, et il y avait nécessairement des formes de respect, et bien souvent de la compassion. Donc c’est une relation presque immémoriale, qui s’est brisée nette au moment où on a commencé à penser l’industrialisation de la viande. Ca s’est fait, vous l’imaginez bien, en plusieurs étapes. Il y a deux dates qui me paraissent très très marquantes, et qui remontent toutes les deux au 17ème siècle. La première, c’est 1600, donc au tout début du 17ème siècle. Et l’agronome Olivier de Serre - qui est à l’époque l’agronome le plus célèbre, et de très loin, en France, et même ne Europe d’ailleurs -, est un homme qui a une ferme en Ardèche. Il est ami de Henri IV, de Sully. Et il écrit un traité d’agriculture, qui paraît donc en 1600, extraordinaire, dont je recommande la lecture, parce qu’il a été réédité il n’y a pas très longtemps. Et Olivier parle des animaux d’élevage, avec une tendresse tout à fait saisissante. Il a des pots de respect, tout à fait profonds pour les animaux. Il explique comment ils doivent être conçus, à quelle heure il faut amener les animaux au patis, c’est-à-dire au pré. Il explique pourquoi le bouvier devra vérifier chaque jour que les animaux n’ont pas d’épines entre les sabots.

Ruth Stégassy Il parle même du compagnonnage contre les animaux.

Fabrice Nicolino Bien sûr. Parce que c’est un compagnonnage, une forme d’échange, bien sûr très inégale on s’en doute ; mais c’est tout de même une forme d’échange. Et quelques dizaines d’années plus tard, René Descartes, notre fameux philosophe national, écrit avec sa pénétration habituelle, un texte inouï qui nous est resté, dans lequel il décrit des animaux comme des machines. C’est la première fois dans l’histoire, me semble-t-il, qu’on décrit les animaux comme des machines. Des machines parfaites, dit Descartes, mais des machines, c’est-à-dire des choses dépourvues d’âme, à la différence des hommes, qui peuvent imiter presque à la perfection la forme des humains, mais qui n’en sont pas, et n’en seront jamais. Donc les animaux sont des automates, pour lui. Alors il a eu une grande descendance, Descartes. On lui attribue beaucoup des malheurs qui ont suivi. Après tout, on n’était pas obligé de prendre ce qu’il disait pour argent comptant.

Ruth Stégassy On peut peut-être souligner tout de suite, Fabrice Nicolino, que ces automates sont des machines utiles.

Fabrice Nicolino Oui, bien sûr ; et on va le comprendre tout de suite après. Mais je voulais parler et de Olivier de Serre, et de Descartes, pour montrer qu’il y avait deux voies possibles. En fait, il y avait une véritable alternative : ou bien continuer de "compagnoner" – si vous me permettez ce néologisme – avec les animaux domestiques, ou bien les traiter comme des choses. Ce qui a été décidé, évidemment, c’est de transformer les animaux en marchandises, en simples objets. Ca s’est fait en plusieurs étapes là encore. Mais disons qu’après Descartes, la grande date, en 1834 – on a passé presque deux siècles -, c’est Ampère, l’homme de l’électro-aimant – c’est un grand scientifique -, crée aussi un nouveau mot, qui s’appelle zootechnie. C’est un mot qui définit l’art finalement de traiter les animaux domestiques. C’est absolument génial, parce qu’à la suite d’Ampère, naît une école de zootechniciens ; ça n’existe nulle part dans le monde. Là, on a eu droit à la première école de zootechnie au monde en 1849, à école d’agronomie de Versailles, avec Emile Baudemant, qui est le titulaire de la première chaire de zootechnie à Versailles. Et Baudemant, et d’autres avec lui, tout au long du 19ème siècle, vont écrire des choses ahurissantes sur les animaux, absolument sans aucun état d’âme. Ils vont reprendre les termes de Descartes, pour dire que ce sont des animaux machines. Et ils vont dire en toutes lettres, que la zootechnie est l’art de gagner de l’argent avec les animaux domestiques. Ils n’ont aucun état d’âme, aucun problème, qu’on aura après. Ils disent : nous sommes là pour aider les hommes à gagner de l’argent avec les animaux domestiques. Donc ça, c’est le fondement théorique de toute l’aventure qui va suivre. Mais les premiers zootechniciens, qui voudraient transformer l’élevage, qui voudraient bien appliquer leur théorie – selon moi légèrement fumeuse ! – se heurtent à un mur, qui s’appelle la société ; les paysans ne suivent pas, les politiques ne les écoutent pas. Et cette première offensive zootechnicienne échoue lamentablement, et disparaît dans les sables.

Ruth Stégassy Néanmoins, elle a permis une certaine imprégnation des mentalités. C’est ça que vous venez de décrire, Fabrice Nicolino, une sorte de glissement culturel, mental, qui s’opère sur deux siècles, et qui fait passer l’animal d’anciennes divinités, à simple compagnon, à objet. Dans le même temps, dans ce 19ème siècle, les Américains, eux, vont beaucoup plus vite ; ils agissent.

Fabrice Nicolino Oui. L’Amérique, c’est le modèle absolu, c’est le modèle de plein de choses ! C’est le modèle pour les westerns, le modèle pour les indiens ; c’est le modèle aussi pour l’industrialisation de la viande. L’Amérique, c’est prodigieux, de ce point de vue j’entends. A la fin du 19ème siècle, les ingénieurs de la "bidoche", si vous me permettez cette expression, découvrent la richesse extraordinaire des Etats Unis. Et il y a beaucoup d’herbe. La grande prairie américaine, ce n’est pas un mythe. Donc encore une réalité à cette époque là, il y a beaucoup d’herbe. Et puis ils découvrent la possibilité le maïs, qui est une plante tropicale, dans le Middle West américain. Avec l’herbe et le maïs, ils imaginent un système génial, qui va permettre d’engraisser rapidement des troupeaux considérables, qu’on n’a jamais vus jusque là, à la surface de la Terre, dans l’histoire des hommes. C’est une révolution complète, technique, géographique, et on va le voir, politique. Donc ça c’est un modèle qui se forme dans ces années là. Et la chose vraiment invraisemblable, c’est que ce modèle de l’industrie de la bidoche est le premier véritable inspirateur de l’esprit de masse, qui domine encore les systèmes industriels dans le monde. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’un ingénieur de chez Ford, William Clam – un homme astucieux – se rend à l’extrême fin du 19ème siècle dans les abattoirs de Chicago ; et il voit un spectacle qui le cloue sur place. Ce qu’il voit, c’est ce que l’on appelle la "disassembly line" (la chaîne de "désassemblage"). Il voit comment les abattoirs de Chicago ont réglé le problème du désossage des animaux. Les animaux arrivent entier par un rail, pendus par les pieds, et ils circulent sur ce rail, en s’arrêtant devant des postes de travail fixes. Des ouvriers d’abattoirs, avec des grands couteaux, découpent les animaux, que ce soient les bovins ou les porcs. Alors c’est vraiment quelque chose de stupéfiant pour Clam, ingénieur de chez Ford, qui voyant cela, se dit : bon sang, mais c’est bien sûr : si on désassemble de la sorte les animaux, à l’inverse, on peut imaginer d’assembler des pièces mécaniques, éventuellement des automobiles. C’est le tout début de l’automobile. Et il revient enthousiaste de son voyage à Chicago, où il va voir Henri Ford, qui est vraiment le fondateur, peut-on dire, de l’industrie automobile – plus que d’autres -. Et il essaye de le convaincre d’appliquer les méthodes de la chaîne de désassemblage des abattoirs, aux ateliers d’automobile Ford, où à l’époque on produit quelques centaines de véhicules chaque année. Ford mettra des années à se laisser convaincre, parce que cela lui paraît extravagant, pour dire la vérité. Mais néanmoins, Clam l’emporte. Des essais sont faits dans l’atelier de Ford. Et, ô stupéfaction – en tout cas chez Ford -, la productivité du travail augmente presque immédiatement, de 300%. Alors évidemment, Ford applaudit des deux mains. Et la Ford T, qui aura été la voiture la plus vendue dans le monde pendant des dizaines et des dizaines d’années, a bénéficié du regard de Clam sur les abattoirs de Chicago, et de l’application de la tuerie généralisée des animaux, à la construction de véhicules automobiles. Je pense que c’est un raccourci assez saisissant.

Ruth Stégassy La chaîne de montage, la chaîne de démontage. Si ce n’est, Fabrice Nicolino, que on imagine assez aisément, d’autant qu’on est maintenant avec quelques décennies de pratique derrière nous, que ça peut en effet augmenter la productivité de manière rapide et spectaculaire. Quand il s’agit d’animaux, et donc, faut-il l le rappeler, d’être vivants, ce n’est pas si simple. Et c’est là que, au-delà de cet aspect technique qui, vous l’avez dit, aura été un modèle pour l’Europe toute entière, pour la France en tout cas, puisque ça a été le lieu de pèlerinage où on envoyait les zootechniciens et les chercheurs en visite. Et les romanciers aussi : vous citez Paul Bourget, qui fait des pages tout à fait spectaculaires. Il y a eu aussi la volonté aussi de travailler cette fois directement sur les capacités de reproduction des animaux.

Fabrice Nicolino Oui, bine entendu. Cette industrie de la viande, telle que je l’ai décrite, des abattoirs de Chicago, fonctionnant comme un modèle pour l’industrie, a inspiré nos propres zootechniciens. Il faut comprendre ça assez aisément. Jusque à l’avant-guerre, pendant les 45 premières années du 20ème siècle, les progrès de productivité ont été spectaculaires, aux Etats Unis : création de chaires universitaires, de recherche agronomique, zootechnicienne ; des livres sont publiés aux Etats Unis. Vraiment, c’est le pays qui est de très loin à la pointe sur le sujet. Alors bien entendu, ils commencent à imaginer des systèmes d’amélioration du cheptel. Parce que comme le but n’est que de produire, produire toujours plus et au coût le plus bas possible, il est évident qu’il faut trouver des solutions techniques applicables Ca passe par deux grands registres. Le premier, c’est l’insémination artificielle. Là aussi, on rompt un lien qui est aussi vieux de la vie. C’est-à-dire que l’animal ne se reproduit plus dans les conditions normales et naturelles qui étaient les siennes. On l’oblige en quelque sorte à se reproduire. On sait aujourd’hui par exemple qu’on peut obtenir à partir d’un seul taureau, 600000, ou même 5 millions de veaux ; c’est inouï. Donc insémination artificielle d’un côté, et sélection génétique de l’autre. Là il y a des grands pionniers, qui écrivent des grands traités savants sur la génétique animale. C’est-à-dire que jusqu’à cette époque là, on ne sait pas sélectionner les animaux. On les regarde un peu à l’œil, on repère les plus beaux, ceux qui ont la conformation la plus régulière, la plus parfaite. On essaye de les faire se reproduire entre eux, en espérant que les caractères vont se maintenir d’une génération à l’autre. Mais tout ça, c’est vraiment du bidouillage.

Les Américains procèdent d’un manière beaucoup plus organisée, beaucoup plus "scientifique". Et quand les petits Français, qui sont essentiellement des chercheurs de l’INRA (l’Institut National de la Recherche Agronomique) - qui est créée en 1946, quand ces jeunes chercheurs, frais émoulus de la guerre, qui ne l’oublions pas, a ruiné la France, l’a aplatie, l’a plongée dans le désespoir et les tickets de rationnement -, vont aux Etats Unis – et tous y vont, quasiment tous les chercheurs en agronomie, en zootechnie -, et qu’ils découvrent les merveilles américaines, ils en reviennent totalement éblouis, avec sous le bras un livre de génétique animale, qui est énorme, qui est une Bible, et qui n’a pas encore été traduite. Ils ramènent ce livre là, sont heureux, ravis, enthousiastes. Et ils reviennent avec l’idée qu’il faut révolutionner l’agriculture en France. 1945, 46, 47, 48, 52 ; les années passent. En fait, ces zootechniciens se heurtent à des difficultés. Un peu comme au siècle précédent avec Ampère et les premiers zootechniciens de l’Histoire, ils se heurtent à des pesanteurs ; la paysannerie ne veut pas, les paysans ne veulent pas céder. Ils ne veulent pas passer sous le joug industriel, ils ne veulent pas tout révolutionner ; ils ne veulent pas de génétique, ils ne veulent pas d’insémination artificielle. Des résistances sociales très fortes. Et d’autre part, le pouvoir politique de la IVème République en France est relativement faiblard : il n’a pas la force, ni sans doute la volonté, d’imposer des changements majeurs. Et il va falloir attendre le retour du général de Gaulle au pouvoir, pour que tout s’accélère.

Ruth Stégassy Il y a des réticences, c’est vrai. Mais vous soulignez aussi, et de manière me semble-t-il, particulièrement intéressante, le consensus qui se fait, autour de cette volonté de modernisation. Même si c’est vrai, du côté de la société, ça ne suit pas ; même si en effet, le pouvoir politique ne se donne pas, ou n’a pas les moyens, dans un premier temps, de réaliser cette modernisation, ce que vous dites, Fabrice Nicolino, qui me paraît vraiment très important, c’est cette volonté de revanche qui traverse toute la classe politique, jusqu’aux communistes : une volonté de faire de la France autre chose que ce pays qui a été pas loin d’être vaincu.

Fabrice Nicolino Oui. C’est une histoire française. D’abord, la paysannerie a la réputation, à la sortie de la guerre, d’être franchement de droite, voire franchement réactionnaire ; Il y a eu l’épisode des chemises vertes dans l’entre-deux guerres, un mouvement mené par Dorger, et qui est considéré comme un mouvement proto-fasciste, dans lequel on compte énormément de paysans. Il y a eu l’épisode Pétain, n’insistons pas. Le maréchal Pétain s’est beaucoup servi de l’image des paysans, complètement fantasmée, pour bâtir son système fasciste en France. Et donc, à la sortie de la guerre, la gauche est triomphante. C’est une gauche morale, une gauche intransigeante. Elle espère qu’enfin, le monde paysan va la suivre, va se détourner de ce modèle politique fâcheux, c’est le moins qu’on puisse dire. Et donc, c’est vrai qu’il y a un moment très favorable que commence, parce qu’il y a unanimité nationale autour de l’idée que ça suffit, que la paysannerie ne peut plus continuer à vivre dans une sorte de Moyen-Age, qu’il faut moderniser. Il y a une unanimité nationale autour de l’idée de progrès général : c’est l’époque de la Sécurité Sociale, des grandes nationalisations. Et c’est fatalement l’époque où l’on se dit : il faut que l’agriculture entre de plein pied dans l’ère moderne et dans le progrès. Ce n’est pas totalement faux, bien entendu. Il y a quantité de situations qui sont dramatiques, il y a beaucoup de misère dans la campagne. C’est absolument certain, et il ne faut jamais l’oublier, quand on fait la critique sévère. Il y a unanimité nationale. Mais malgré cette unanimité nationale politique, hé bien les résistances se maintiennent, se durcissent même, à l’intérieur du monde paysan. Il y a la création de la FNSEA, qui est le syndicat dominant, encore aujourd’hui ; qui est un syndicat très hésitant, très rétif au changement ; En revanche, un autre syndicat, le CNJA, le Centre National des Jeunes Agriculteurs, pousse à fond la modernisation. C’est Michel de Batisse.

Et tout ça va finalement se concrétiser harmonieusement, après le retour de De Gaulle au pouvoir. Pourquoi ? Parce que De Gaulle est un homme obsédé par la grandeur de la France. Il prend la France à un moment très particulier de son Histoire (l’Algérie est loin d’être finie). Et en fait, le Marché Commun vient de s’ouvrir. Pour De Gaulle, les aventures coloniales, c’est du passé ; ça tire la France en arrière. De Gaulle, et ceux qu’on va appeler les technocrates – des jeunes venus des plus grandes écoles, l’ENA, ou les grandes écoles d’ingénieurs - ; ces technocrates gaullistes imaginent un plan, tout à fait rationnel. Il se disent : il y a un Marché commun qui s’ouvre, l’agriculture française peut certainement satisfaire une grande partie des besoins européens. Si on modernise l’agriculture française, on va gagner ce marché européen ; si on gagne ce marché européen, on va constituer des réserves financières immenses ; si on constitue des réserves financières immenses, on va arriver à industrialiser en profondeur la France – je parle d’industrialisation lourde -, et du même coup, pensent De Gaulle et ses proches, la France redeviendra le grand pays qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être.

Et donc, il y a une coalition qui se forme. Il y les politiques cette fois – De Gaulle, Nissov, Fontanet, Chalandon- , des technocrates, des jeunes agriculteurs du CNJA, les grands manitous de l’INRA – Jacques Paulis, Raymond Feurié. Tous ces gens là, à partir du début des années 1960, sont complètement mobilisés autour de l’idée d’une modernisation radicale de l’élevage en France. Donc, on se dirige tout droit vers ce qui a été le moment le plus fort de ce temps, c’est-à-dire la grande loi sur l’élevage de 1966. Et là c’est un tournant, totalement décisif, parce que cette loi consacre la génétique animale, la sélection du bétail, les méthodes techniques nouvelles qui ont été importées, et acclimatées en France. C’est un date absolument clé. C’est l’époque aussi où Edgard Pisani, qui est considéré aujourd’hui encore par beaucoup comme le grand-père de l’agriculture… poussé à la destruction de l’agriculture en France, et à la construction de l’élevage industriel tel qu’il existe. EN 1965, l’époque où il est Ministre de l’agriculture de De Gaulle, Pisani fait une tournée triomphale ne Bretagne, et il annonce froidement à ses interlocuteurs qui sont ravis : "La Bretagne doit devenir l’usine à lait et à viande de la France."

On est là à un tournant historique, après la loi sur l’élevage de 1966. Plus rien ne sera jamais pareil, parce que tout explose en même temps : l’alimentation animale devient une industrie, l’élevage hors sol explose, les méthodes très américaines, d’injections d’hormones, d’injections d’antibiotiques, d’injections de stimulateurs d’appétit, de tranquillisants, de tout ce que la chimie moderne peut offrir, deviennent monnaie courante. C’est interdit depuis, mais pendant très longtemps, les antibiotiques servent d’anabolisants, servent à augmenter la croissance des animaux. Donc toute une série de techniques rend la viande progressivement totalement inbouffable, il faut bien le dire. Au point qu’en 1980, il y a quand même un sursaut de la société, heureusement. L’organisation de consommateurs UFC Que Choisir lance un boycott du veau aux hormones, le veau étant certainement l’animal qui à l’époque souffre le plus de cette folie humaine. Le veau est farci d’hormones dégueulasses, qui fiche des maladies épouvantables, aux veaux – mais tout le monde s’en fout -, mais aux humains également. Et après beaucoup d’alertes au fil des années : ça dure au moins 10 ans avant que l’UFC Que choisir, en décembre 1980, lance un appel au boycott, qui est foudroyant, qui fait baisser les ventes de façon si considérable, que on a l’impression –qui est une illusion – que l’élevage va se reprendre, et va se tourner vers d’autres méthodes. Mais en fait c’est une ruse de guerre supplémentaire. On efface les traces les plus compromettantes, et on continue, comme si de rien n’était.

Ruth Stégassy On va y revenir, bien sûr. Mais vous avez évoqué l’alimentation. Et peut-être pour partir sur ce sujet, qui est lui aussi de développements tout à fait intéressants, on pourrait repartir de la Bretagne, et repartir d’un résistant que vous évoquez : André Pochon, qu’on connaît à Terre à terre. Petit paysan breton, il a cru lui aussi à la modernisation, y être allé, et puis assez rapidement, il a changé d’avis.

Fabrice Nicolino André Pochon est en effet l’exemple du petit paysan breton très malin, très intelligent, écologiste avant l’heure, et qui néanmoins se laisse entraîner dans cette grande machine, qui est une machine à broyer. On n’imagine pas la puissance de feu de cette armée de fonctionnaires, de techniciens et de commerciaux, qui déferlent sur une région, et qui convainquent ferme par ferme, de la nécessité de passer à des formes d’élevage industriel.

Ruth Stégassy Vous vous rappelez que ça s’est fait en dix ans

Fabrice Nicolino Oui ; on va dire que ça s’est fait entre 1965 et 1980. D’une violence sans précédent, véritablement sans précédent. Ca a été pensé que par des gens – j’ose le dire, incultes -. Incultes dans le sens où leur culture s’arrête aux limites exactes de leurs écoles, qui ne leur apprennent jamais rien de véritablement important et significatif. Ils ne savent pas ce qu’est un sol, un pays, un paysan, un animal ; ils ne savent pas ce que c’est que la compassion. Ils s’en foutent. Ils ont des idées générales. Ils sont là pour révolutionner un pays. On leur donne la liberté de le faire, ils font. Ils sont ivres de puissance.

Ruth Stégassy Et donc André Pochon.

Fabrice Nicolino Oui. Evidemment, il avait une méthode bien à lui, très simple, qui était de nourrir les vaches avec de l’herbe, avec des prairies basées sur des associations entre le trèfle blanc et des herbes grasses. C’est une idée géniale, qui a très bien fonctionné. Sauf que l’INRA n’a pas voulu en entendre parler. L’INRA a dissimulé soigneusement les résultats du travail de Pochon, à l’extrême fin des années 1950.

Ruth Stégassy Oui, parce qu’en fait, l’INRA a testé

Fabrice Nicolino Absolument. La station de Quimper de l’INRA. Tout cela est connu, et officiel. L’INRA savait qu’il y avait une autre voie. Mais il y en avait d’autres. Il y avait d’autres voies possibles, qui n’ont pas été suivies. Et donc, la méthode d’André a été oubliée, camouflée volontairement par les services de l’INRA ; il n’y a aucun doute sur la question. Mais c’est comme ça. Donc il y avait une autre voie possible. Et la voie qui a été choisie, en plus des désastres écologiques qu’elle entraîne dans une région comme la Bretagne- on parle beaucoup ces derniers jours des marées vertes.-. Tout le monde sait, tous les connaisseurs du dossier – il y en a quand même quelques centaines, quelques milliers -, savent que les marées vertes sont le produit de l’élevage intensif. Tout le monde le sait depuis au moins 25 à 30 ans. Donc si on a rien fait, c’est uniquement parce qu’on n’a pas voulu s’attaquer à l’élevage industriel intensif ; il n’y a pas d’autre raison. On fait semblant de redécouvrir le problème, alors qu’il date de plusieurs dizaines d’années en arrière. Mais outre cela, il faut bien comprendre que, toujours à la recherche de profit maximal, il fallait ajouter quelque chose au dispositif de l’alimentation animale : dans le domaine des protéines, qu’on ajoute à la diète animale. Et ce qu’on a ajouté - de façon là aussi sidérante et aussi rapide et brutale que cette révolution d’élevage dont je parlais -, c’est tout simplement le soja. Il faut dire quelques phrases sur le soja. Parce que sans le soja – transgénique je le précise -, pas d’élevage. L’élevage industriel, c’est un château de cartes. Si vous enlevez le soja transgénique, l’élevage s’effondre du jour au lendemain. Du jour au lendemain, il n’y aura plus d’élevage en France – industriel, j’entends -. Le soja, c’est quoi ? C’est une plante miraculeuse, qui procure des protéines extrêmement utiles, à la croissance des animaux. Ce n’est pas cher, et c’est très bon pour la croissance des animaux ; Donc pourquoi s’en priver ? On en achète des millions de tonnes, chaque année, qui débarquent dans les ports de Brest ou de Lorient. D’où vient ce soja ? Il vient d’Amérique Latine, du Paraguay, nu nord de l’Argentine, du Brésil.

Il faut avoir vu au moins une fois dans sa vie – je ne sais pas dans quel état on en revient - ; moi j’ai vu ce spectacle inimaginable, de champs dont on n’a pas idée en France, qui s’étendent sur des dizaines de km. De part et d’autre de la route, il y a du soja transgénique. Ce soja est destiné à l’alimentation du bétail en France, en Europe. Et donc, sans ce soja transgénique, l’élevage ne peut pas tenir. C’est très important de le comprendre, parce que pour satisfaire notre demande de viande qui est folle, il faut pour chaque Français – qu’il soit jeune vieux, bébé, qu’il mange de la viande, ou pas -, l’équivalent de 659 m2 plantés en soja transgénique, quelque part, ailleurs dans le monde – pour l’essentiel, c’est en Amérique du Sud que ça se passe. Chaque Français a une sorte de réserve, un jardin, qui n’a rien de bucolique, qui est diabolique, au contraire ; un jardin planté de 659 m2 de soja transgénique, qui permet de nourrir le bétail que nous consommons en France. Je rappelle quand même que l’on tue, avec la violence que l’on sait, plus qu’un milliard d’animaux domestiques chaque année en France, pour satisfaire notre fringale de viande. Sans le soja transgénique venu de ces pays là, il n’y a plus d’élevage. Il faut comprendre ce que ça signifie là bas. Le soja transgénique, ça ne pousse pas en sifflotant. Ca pousse avec des engrais, avec des pesticides, qui sont balancés par fumigation. Là bas on appelle ça les agro tox, ce sont des pesticides bien entendu, qui sont balancés par fumigation, depuis les avions de tourisme. Et en dessous, il y a parfois des hommes, il y a évidemment des animaux. Et il y a des situations très documentées, extrêmement nombreuses, de communautés paysannes ou indiennes, qui sont parfois massacrées par des policiers ou des militaires, aux ordres des gros propriétaires terriens. Tout cela est vrai.

Ruth Stégassy Massacrés, pour laisser la place au soja. De même qu’on massacre les forêts pour laisser la place au soja. C’est effectivement pour nourrir les milliards d’animaux qui composent aujourd’hui le cheptel, censées garnir nos assiettes, puisque le nombre de bêtes de ce cheptel a littéralement explosé, dans la partie dite "riche" de notre planète.

Fabrice Nicolino Oui, mais pas seulement. En fait, c’est un mouvement général. En fait, la viande, c’est un acte social fondateur, c’est un signe extérieur de richesse, très important. Ca rassemble les gens, ça leur donne un statut social enviable. Ca a été vrai en France. Les gens pauvres, quand ils on disposé de davantage d’argent, se sont volontiers tournés vers la consommation de bidoche. C’est vrai aussi dans les pays du Sud, dans des pays comme l’Inde. C’est vrai aussi et surtout dans un pays comme la Chine, avec 200 ou 300 millions d’urbains, qui disposent d’un pouvoir d’achat qu’ils utilisent en partie à l’achat de viande. Donc pour eux, c’est vraiment accéder à un statut social bien meilleur. Donc il y a une explosion de la demande de viande partout dans le monde. Et elle se heurte à un mur physique, qui à mon sens, est infranchissable. Et c’est assez facile de le comprendre, parce que pour faire un kilo de viande, il faut entre 7 et 10 kilos de végétaux, dont les céréales. Il faut de l’herbe bien sûr, mais aussi des céréales, et des végétaux de toutes sortes, sans lesquels l’animal ne pousse pas. Donc le rendement énergétique est effroyablement mauvais. Il faut trouver des terres à céréales pour d’abord nourrir le bétail. Ces terres à céréales ne sont pas extensibles à l’infini. Dans la naïveté commune, les gens pensent qu’on va aller défricher je ne sais trop quoi, pourquoi pas le pôle Nord tant qu’on y est ; et qu’on va ainsi planter des surfaces géantes de céréales.

Sachez qu’en 40 ans, alors que la population humaine a explosé durant cette période, les surfaces agricoles du monde n’ont augmenté que de 9%. Car c’est très difficile de trouver des terres agricoles pérennes, que l’on peut cultiver pendant des dizaines d’années. Il reste des terres agricoles, mais elles sont marginales. Et en tout état de cause, personne, parmi les agronomes sérieux, ne sait très bien où on pourrait trouver de nouvelles terres agricoles susceptibles de nourrir le bétail qui est en train d’exploser, comme si vous le disiez si justement, à la surface de la Terre. C’est un problème pratiquement insoluble. Aujourd’hui par exemple, 70% des terres agricoles de l’Union Européenne sont dédiées à l’élevage, sous la forme de pâturages, et sous la forme de terres à céréales. Vous imaginez ce que ça veut dire ? En France par exemple, quand vous pensez à l’agriculture, vous pensez sans doute à l’alimentation des humains, aux légumes, aux fruits. En fait, le principal débouché de l’agriculture en France et dans l’Union Européenne, c’est l’élevage. C’est pareil aux Etats Unis. Et au plan mondial, on estime que 60% environ des terres agricoles servent à l’élevage. A mon avis, l’élevage est dans une impasse, nous mène droit à une impasse au bout de laquelle il y a un mur, qu’on en pourra pas franchir. Tout simplement parce que pour nourrir ces animaux, il faut davantage de terres agricoles que la Terre n’en compte.

Ruth Stégassy Mais c’est là peut-être qu’une petite explication s’impose, Fabrice Nicolino. Ces jeunes techniciens frais émoulus que vous nous décriviez, au sortir de la guerre, vraiment intimidés devant les prouesses américaines, ne se sont pas contentés d’imiter en pâle copie leur modèle et leur maître. C’est une véritable success story, qu’il y a, de l’élevage industriel, en Europe, et en particulier en France.

Fabrice Nicolino Oui, bien sûr. Mais ce sont des gens efficaces, à défaut d’être toujours très agréables à fréquenter ! Donc ils ont bâti en effet des petits empires. Par exemple la coopérative In Vivo. J’ai rencontré l’un des directeurs d’InVivo. Je croyais naïvement que cet homme me recevait pour une interview. Et je vais dans les locaux de InVivo avenue de la Grande Armée à Paris. Et ce monsieur, très aimable d’ailleurs, me reçoit, et me dit : monsieur soyons clair, ce n’est pas un entretien, vous ne citez pas mon nom, etc. Il me fait un show tout à fait étonnant Je me dit : mais où est-ce que je suis tombé. J’ai failli repartir, c’était en juin 2008. Et puis je me suis dit : non ; si il veut me parler, que au moins je l’écoute. Et c’était très intéressant. InVivo, c’est une énorme coopérative agricole ; c’est plusieurs milliers de salariés, et plusieurs milliards d’euros de chiffre d’affaire par an. Donc ce n’est pas un petite bagatelle. Ils concurrencent par exemple au Brésil Cargile. Ils ont racheté l’activité de la bidoche au Brésil, au géant, à la multinationale, Cargile. Donc c’est un acteur mondial, InVivo. Et donc, ce directeur me raconte – c’est fabuleux, c’est un très bon souvenir - : il y a une mode dans les entreprises qui consiste à faire du story telling (ça veut dire tout simplement raconter des histoires). Les agences de com ont inventé un nouveau truc. Ils se sont dit : dans une boîte, il n’y a pas de doute, pour resserrer les rangs, pour harmoniser les relations, pour que les gens se sentent appartenir au groupe, il faut raconter une belle histoire. Il faut créer une mythologie intérieure, il faut raconter quelque chose qui tienne au corps et à l’esprit. Et ce monsieur X, m’a fait un cours accéléré de story telling, génial, dans lequel il a prétendu – on n’est pas obligé de le croire, je ne l’ai pas cru, bine sûr -, que InVivo était l’héritier des fruitières à Comté du 13ème siècle. C’était une espèce de petite coopérative qui était née dans le Jura, pour faire du Comté. Et donc, les petits paysans se réunissaient ensemble, pour fabriquer le fromage dans des toutes petites fermes qu’on appelait les fruitières. Donc il me dit : nous sommes nous, les héritiers des fruitières du 13ème siècle. Et nous sommes aussi des héritiers de Charles Fourier. Charles Fourier est un homme que j’admire beaucoup, je l’ai lu dans ma jeunesse. C’est un utopiste du 19ème siècle, un socialiste de l’époque d’avant Karl Marx, 1820-30. C’est l’inspirateur de ce qu’on a appelé plus tard les phalances ternes, ces communautés loufoques et foutraques, mais très intéressantes. Et ce monsieur X, essayait de me faire croire, que InVivo, qui rachetait les activités de Cargile au Brésil, avait une très belle histoire. Pour en revenir à ce que vous me disiez, il y a comme ça en France des success story tout à fait étonnantes. Il y en a une qui est peu connue, et remarquable. C’est un petit éleveur breton, André Stueler, qui a fait la guerre dans l’armée américaine. Il revient en France, en Bretagne, et devient un couveur : il fait naître des poussins, pour les vendre dans les fermes aux alentours. Il fait fortune, et crée un empire qui arrive à pus de 1000 salariés en 1972. Et il crée en association avec l’INRA – et là, ça devient très intéressant -, qui elle même a développé à partir de la fin des années 1950 un souche de poules naines - la poule "Vedette n° 1", tel est son nom dans le milieu -, dont les besoins alimentaires sont réduits, par miracle. Et à la fin des années 1960, en association avec Stuedler, ils créent par insémination génétique, une nouvelle race de poule, dont les besoins alimentaires sont réduits de 25%, ce qui est prodigieux pour eux : la "Vedette n° 2", qui va atteindre jusqu’à 58% du marché national français, en 1985. Vous vous rendez compte : une seule poule, sélectionnée "scientifiquement", par Stueder et l’INRA, donne 58% du marché national en 1985.

Ruth Stégassy Des empires, donc. Des empires économiques ; des empires qui tuent par milliers, par millions, des animaux. Des empires qui sont aussi extrêmement puissants, sur le plan politique, sur le plan des réseaux. Et je pense en particulier à ce chapitre si éclairant, que vous consacrez au lobbying, à travers lequel on comprend mieux comment et pourquoi il est si difficile aujourd’hui, de faire entendre les voix, qui pourtant montent, un peu partout, dans le monde, pour réclamer davantage de compassion, d’humanité, de respect, pour les animaux ; pour réclamer aussi de transformer le régime alimentaire, pour dire qu’il n’est pas nécessaire de manger de la viande deux fois par jour tous les jours , et que ça serait même plutôt néfaste pour la santé.

Fabrice Nicolino Oui. Là, c’est une vaste question : la question du lobbying, qui est très enraciné en France. Pour simplifier, je dirais qu’à chaque fois qu’un média, une télé, une radio, un journal écrit, a besoin d’un commentaire quelconque sur la viande, il s’adresse au Comité d’information des viandes, qui est le représentant du lobby de la viande en France. Et puis, il y a toute une série de personnages, qui ne sont pas des malandrins. Je ne prétends pas qu’ils méritent la prison, mais simplement, ce sont des gens, qui parfois dissimulent des casquettes, qui interviennent en tant que nutritionnistes, en tant que médecins, que chercheurs, et qui oublient opportunément, au moment fatal, c’est-à-dire quand ils parlent à la télé ou à la radio, les liens qu’ils ont avec l’industrie de la viande. Donc j’ai fait un chapitre spécialement sur eux, en pesant le pour et le contre. J’ai cité un grand nombre de noms. J’ai donc pris mes responsabilités. Et il y a un personnage qui sans doute surnage de cela – cela me fait rire, même s’il a un côté très sinistre - ; il s’agit de Thierry Costes. Il est conseiller politique de la fédération nationale des chasseurs. Et c’est un homme qui officie dans l’ombre - c’est lui même qui le dit, il ne s’en cache pas – au service de tout ce qui est anti-écologie. Il tape sur l’épaule de beaucoup de ministres et de parlementaires. Il est très visible, très connu. Je ne sais pas s’il a toute l’influence qu’il prétend avoir, mais en tout cas, il est très connu. Et ce monsieur Costes - que j’ai rencontré dans un bistrot parisien – a créé un comité Noé, peu connu, mais qui a une influence redoutable à mon avis, absolument comme un lobby. Lobby, ça veut dire couloir. Dans les couloirs, dans les coulisses, le comité Noé a une influence tout à fait redoutable. C’est quoi le comité Noé ? C’est le rassemblement de toute l’industrie de la viande, de toute l’industrie de l’élevage, des chasseurs, des piégeurs. On ne le sait pas, mais il y a des associations de piégeurs ; des piégeurs de blaireaux par exemple en France – c’est inouï, mais c’est comme ça -. Et donc, Thierry Costes a réuni tout ce beau monde. Quel est le but du comité Noé ? Lutter contre la montée en puissance des partisans du bien-être animal. Là c’est carrément passionnant à mon avis. Parce qu’en fait ces gens se sont rendus compte avec horreur, que les considérations de bien–être animal devenaient de plus en plus importantes, notamment au niveau européen, à Bruxelles. On écoutait de plus ne plus ceux qui disent l’évidence, que gaver un canard, pour obtenir du foie gras, c’est une torture. C’est peut-être dur et difficile à entendre, mais c’est exactement ce que je pense. Et donc, il y a une montée en puissance des opposants au gavage, mais pas seulement. Et Therry Costes a décidé de riposter avec ce comité qui se réunit de façon très discrète, qui publie peu de choses, mais qui agit dans les coulisses. Ce qui est très grave dans cette histoire, mais vraiment grave – je pèse le sens de mes mots -, c’est que il publie, notamment dans des publications destinées aux chasseurs - qui sont encore 1,3 millions en France -, des photos qui sont des photos de désinformation, sur lesquelles on voit des hommes cagoulés, qui visiblement s’apprêtent à perturber une chasse. Et les textes qui accompagnent ces photos désignent les protecteurs des animaux, ceux qui défendent le bien-être animal, comme des "terroristes". Moi je me sens concerné. Il est clair que dans l’esprit du comité Noé, je suis un "terroriste du bien-être animal" ; et j’en suis fort aise. Parce que la vérité, c’est eu je suis en désaccord radical avec eux, et que je l’exprime sans aucune hésitation.

Ruth Stégassy Alors Fabrice Nicolino, terroriste ou pas, vous le disiez tout à l’heure, nous sommes dans une impasse. On a commencé en parlant de l’avenir. On va y retourner juste un seconde, pour conclure. Non plus cette fois pour dépeindre ce qui nous attend, mais ce qu’on pourrait espérer, souhaiter.

Fabrice Nicolino Ce que je souhaite, c’est simple : c’est une révolte, organisée, de la société. Ce que je souhaite, c’est que des milliers, des millions, d’humains, se lèvent, dans la société française, pour dire qu’il est impossible, moralement, humainement, écologiquement, de continuer à traiter des animaux de la sorte. Je plaide pour que naisse un mouvement d’opposition, sous la forme peut-être d’un mouvement de consommateurs qui n’existe pas encore, qui serait à créer, de manière – je vais être brutal – à casser les reins de ce système, qui nous mène dans un mur que nous ne franchirons pas. Puisque je suis convaincu de cela, la seule attitude raisonnable, c’est d’appeler à la révolte. La révolte passe tout de suite, pour chacun d’entre nous, par une diminution drastique de notre consommation de viande. C’est dur pour les éleveurs. Je propose qu’on lance un plan d’actions, et de transition, de manière à accompagner les éleveurs qui acceptent de sortir de ce système meurtrier, de manière à les aider de la façon la plus efficace possible. C’est donc dur pour eux. Mais c’est aussi très dur pour les animaux, beaucoup plus dur encore. Et c’est très dur pour la société dans son ensemble. Donc révoltons-nous. J’ai appris en faisant ce livre, que devenir végétarien ne conduisait pas au cimetière. Et que la plupart des végétariens se porte très bien, merci pour eux. On peut vivre, prospérer, avoir des enfants, être heureux, sans manger de viande.

 

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